* Comment gérer le personnel ?

Posted on mars 16th, 2009 by Elise. Filed under Non classé.


Depuis le début de l’année scolaire, diverses mutations et réaffecations ont eu lieu, que je me contentais jusque récemment encore de trouver idiotes. Ici, quand on affecte un enseignant payé par l’Etat à un autre emploi, on ne le remplace pas. C’est l’établissement qui doit trouver et payer un remplaçant – qui a alors le statut d’enseignant « volontaire », et est payé la moitié de ce que gagne un fonctionnaire pour le même travail.

Ces derniers temps, j’ai pu en apprendre beaucoup plus sur les tenants et aboutissants de ces décisions. Comme les choses sont un peu complexes, allons pas à pas.

Il y a eu deux cas distincts de postes supprimés à Kpodzi durant ces derniers mois. Un professeur de mathématiques, M. Samtou, a reçu début décembre un avis d’affectation au corps des agronomes, me semble-t-il, pour lequel il postulait depuis longtemps car il n’avait jamais voulu être prof de maths, que son métier c’était agronome, et que si ce n’était pas la misère au Togo, bla bla. Il avertit donc le directeur quelques semaines avant les vacances de Noël qu’il est affecté ailleurs, et qu’il s’en va sous peu. Il a fallu exercer sur lui une pression non négligeable pour qu’il corrige les copies de compositions avant de quitter son poste. Le directeur s’est beaucoup demandé comment on allait le remplacer. Comme M. Samtou avait deux classes de troisième, et que les statistiques de réussite au BEPC, c’est important, on a demandé à un autre enseignant de laisser ses classes, et de prendre en charge celles de M. Samtou. Puis on a attendu, cherché, atermoyé… et en février, un nouvel enseignant, très jeune, est arrivé. Les élèves n’avaient pas eu de cours de mathématiques pendant plus d’un mois, et je n’envie pas celui qui a du les reprendre en main. D’autant moins que je ne sais pas quelles sont ses réelles qualifications : les « enseignants volontaires » (c’est à dire payés et recrutés par l’établissement, et non par l’Etat) sont très peu payés, mais aussi très peu surveillés, et il n’y a aucune règlementation sur leurs capacités ; peut-être a-t-il seulement le bac, ou peut-être une vraie licence de mathématiques – ça ne change rien à ses droits.

Quelques mois plus tard, c’est un enseignant de physique, M. Gasso, qui a été affecté en dehors de l’établissement. Il a été nommé directeur dans un C.E.G. de village, à Gbalave. C’est un des établissements où nous menons la bibliothèque itinérante, à quelques kilomètres à peine de la ville. C’était au départ un C.E.G. créé, financé et construit par les villageois – ou en tout cas aucunement par l’Etat – et comme il fonctionnait bien, l’Etat a accepté d’y créer un poste de directeur. Les autres enseignants sont toujours « salariés » par la confédération de lance-pierre et de l’écolage.

Mais surtout, ce qui est extrêmement divertissant, et non moins éclairant, c’est de s’enquérir des spéculations diverses sur les causes de ces promotions et suppressions de postes. Voici donc ce que j’ai glané jusqu’ici :
- Le directeur de Kpodzi est membre du RPT : parti au pouvoir, fortement minoritaire et contesté dans la région où nous sommes, mais détenteur des postes décisionnels. Mais il existe deux factions au sein du RPT dans la région des plateaux (la nôtre), chacune rangée derrière un notable du parti, mais sans grande divergence idéologique – les deux factions s’affrontent souterrainement, et non moins cruellement. Or, l’inspecteur de Kloto (notre district) appartient à la « bonne » faction, celle qui détient la préfecture de Kloto, alors que le directeur de Kpodzi appartient à la faction la plus faible (pour l’instant). On cherche donc à le mettre en difficulté. Il a été muté pendant quelques années dans un établissement hors de la ville (c’est une punition), et je ne sais par quelles manigances il a pu revenir à Kpodzi. Maintenant, on lui enlève des enseignants. Ultimement, si on déstabilise l’établissement et que les statistiques de réussite aux examens plongent, il en sera rendu responsable.
- M. Samtou et M. Gasso travaillaient tous les deux au C.E.G. Nyiveme l’année dernière. Ils ont dénoncé le directeur de Nyiveme dans une sombre affaire de moeurs. Acte d’un certain courage, soit dit en passant. Or, ce directeur de Nyiveme appartient à la mauvaise faction du RPT – la même que le directeur de Kpodzi, si vous avez suivi. Les deux enseignants concernés, en revanche, ne prennent pas part à la politique régionale, ni l’un ni l’autre, et je crois qu’ils sont contre le RPT, donc qu’ils se taisent en public. Mais le fait qu’ils aient nuit à un ennemi du pouvoir local est bon pour eux. En septembre, ils ont été affectés à Kpodzi, c’est à dire mis à l’abris des représailles qui auraient pu venir de Nyiveme, et quelques mois après, les voilà promus aux postes qu’ils souhaitaient. D’après les collègues, il n’y a derrière cela aucune manigance volontaire, mais seulement un « coup de chance ». Et comme les langues vipérines ne se privent pas d’exprimer leur venin quand il y a matière à le faire, je les crois.

Amusant, non ? Vous remarquerez au passage qu’il s’agit toujours de rivalités entre membres du RPT. Quand on adhère à un autre parti politique, on renonce à toute promotion jusqu’à la fin de sa carrière. Même dans la région des plateaux, plutôt hostile au RPT, tout passe par là. La plupart des gens se contentent d’être sympathisants cachés, et expriment leurs idées politiques sous l’appatam, discrètement, hors de portée des oreilles hiérarchiques.

Au-delà des anecdotes, la portée de ce système est immense. M. Degboevi m’a expliqué, par exemple, qu’il avait déjà enseigné sous l’actuel directeur de Kpodzi, il y a des années, à Zomayi. Il a eu le malheur, alors, de donner son avis dans un sens qui ne plaisait pas au directeur, je crois à propos de la grande grève des années 1990, et s’est retrouvé dans un C.E.G. de village pour plusieurs années. Maintenant, il me dit qu’il « connaît l’animal », et qu’ils « s’entendent très bien ». Comprendre : on ne dit au directeur que ce qu’il veut entendre ; il suffit de le savoir pour bien s’en tirer. La conséquence évidente de ce comportement, généralisé chez tout ceux qui veulent leur propre bien, c’est que le bon sens ou les compétences n’ont rien à voir avec les décisions plébiscitées. Quand un supérieur hiérarchique dit quelque chose, on répond de façon à se faire bien voir, et non dans l’intérêt du projet ou de l’établissement. Tout le monde se résoud à ce qu’il en soit ainsi ; d’intérêt supérieur, ou de liberté d’expression, point n’est question.

Etonnez-vous que les choses fonctionnent mal. Si on veut entreprendre quelque chose avec la vraie volonté de le faire fonctionner, il faut le faire en-dehors du cadre hiérarchique, et de toute organisation de grande envergure. Sinon, ce ne sont que rampements et manoeuvres de flatterie, d’intimidation, ou de manigances souterraines, qui jamais ne privilégient l’intérêt des projets en jeu. Plus grave : il y a trop longtemps que c’est le cas, et plus grand monde n’a gardé en soi la faculté de se scandaliser. On entend dire, parfois, que les choses changent : « Car demain, attention, hein, vous serez recrutés selon la compétence ! Ne vous attendez pas à avoir du travail sans compétence ! » disait M. Degboevi à des élèves, pour les inciter à être studieux. Peu probable pourtant que le réveil vienne de la génération suivante : du propre aveu de M. Degboevi, les enfants ont grandi dans ce système, et n’ont jamais rien connu d’autre ; d’ailleurs, sans l’aveu de quiconque, mais bien réellement, on ne leur apprend pas le respect du droit et des règles, mais l’obéissance et la hiérarchie, de préférence par la force et les coups.

Enfin, la plupart du temps, comme on vous dira, ce sont des coups mesurés – la plupart du temps. Et puis « il ne faut pas croire, c’est très réfléchi, comme système ». Comme ils disaient l’autre jour en battant un élève sans aucune mesure devant la salle des profs :
« Mais arrête, là, ça suffit…
- Non, il a tapé quelqu’un.
- Il frappe ses camarades !
- Ah, c’est un méchant, il frappe ses camarades ! »
C’est toujours tellement rassérénant, ces moments où le surveillant se laisse aller à sa puissance presque absolue (je crois que s’il en tue un, il aura quand même des problèmes, au moins une mutation en dehors de la ville) de violence sur les élèves, et se croit autorisé à les battre comme plâtre.
Et Pierre de me rappeler que Martin Luther King, après avoir échappé à l’attentat d’une désaxée, avait déclaré que tout cela, plus qu’à la méchanceté d’une seule, était du à la violence de toute une société.
Moi, je pense que l’élève, quand il cessera de boîter après la bordée de coups qu’il a reçu, aura bien compris la leçon : si on veut taper, il faut prendre garde à être le plus fort, et à avoir le pouvoir. Sinon, on peut recevoir aussi des coups, alors mieux vaut se cacher et ramper.

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2 Responses to “Comment gérer le personnel ?”

  1. Valentine Says:

    La corruption que tu décris semble avoir les mêmes effets que la corruption par l’argent: empêcher une société de progresser, sauf au profit d’une petite élite. Consternant.

    Tout autant l’est la violence des surveillants vis à vis des élèves et les « enseignements » que ces élèves peuvent en tirer! De quoi être terriblement optimiste…La soif de domination est donc inextinguible!

  2. Elise Says:

    Je m’interroge considérablement sur les moyens de provoquer des prises de conscience sur ces questions. Car les solutions ne peuvent venir que d’une volonté intérieure, des gens concernés eux-mêmes. Chacun pérennise ce système à son échelle, même s’il le critique ou le déplore parfois.

    Mais provoquer un sursaut de vertu chez les gens, ce n’est pas facile quand à l’échelle internationale, là d’où vient l’argent et le pouvoir, de toute façon, tout est corrompu. Autre piste : le sursaut peut venir des hauts responsables, justement. Mais croire à ça, c’est comme croire aux Bisounours : ça peut seulement égayer les après-midi de pluie.

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