Attention, c’est l’heure de notre rare mais fameuse « séquence indignation » ! Si vous êtes de bonne humeur ce matin, apaisé, tranquille, et heureux de vous être levé : passez votre chemin ! Ma hargne et mon courroux vous atteindront une autre fois. En revanche, si vous êtes levé du pied gauche, scandalisé par les discours de notre bien-aimé Président sur la recherche, ou juste de mauvais poil, ceci est pour vous.
Je lis beaucoup Amadou Hampâté Bâ en ce moment, notamment ses mémoires (id est « Amkoullel, l’enfant peul » et « Oui mon commandant ! »). A travers ses écrits — et même si ce n’est pas ce qu’il cherche à montrer directement — j’ai pris réellement conscience qu’en Afrique, avant la colonisation, il y avait la plupart du temps de vraies civilisations. Des cultures complètes, bien qu’avec leurs différences par rapport à la nôtre ; des coutumes, des traditions, des manières avancées et réfléchies de gérer la vie sociale, l’organisation politique, les conflits. D’accord, peut-être le savez vous très bien depuis la plus tendre enfance, mais moi j’avais besoin qu’on me le rappelle.
Aujourd’hui, ce que nous en voyons (du moins au Togo, et en ville) est bien différent. Les gens semblent un peu sans repères et sans normes de comportement, sans éducation culturelle collective. Sans doute est-ce en grande partie un échec de l’éducation, scolaire comme traditionnelle. Mais en tout cas les valeurs se perdent, et ne se remplacent pas : on ne retrouve ni les valeurs traditionnelles africaines telles que nous nous les imaginions depuis l’Europe, ni celles racontés de l’intérieur par Hampâté Bâ, lorsque la colonisation n’avait pas encore produit trop d’effets. Hospitalité, accueil, fierté, partage, et tant d’autres comportements éventuellement culturellement éloignés des nôtres, mais importants : ici, il n’en reste plus rien, ou pas grand chose. Les vieux tambermas se plaignent que leurs jeunes, sous l’influence des blancs, deviennent cupides — mais ils ne sont pas les plus à plaindre : en plus de l’école occidentale, les jeunes tambermas ont toujours cette transmission de la culture traditionnelle, même si elle est mélangée à une autre éducation (et parfois corrompue par des valeurs discutables). Mais quand il n’y a plus aucune transmission de culture, ni traditionnelle ni autre, cela devient grave.
J’ai l’impression que nous, français, y sommes pour beaucoup. Avant de venir en Afrique, j’avais en fait relativement peu d’idées sur la colonisation — enfin pas d’autres que celles des cours d’histoires du lycée. La polémique d’il y a quelques années sur « le rôle positif de la colonisation », par exemple, ne me prenait pas aux tripes : je trouvais surtout à l’époque qu’il ne faut biaiser ni les programmes ni le travail des historiens. Mais sur le fond, pourquoi pas : oui, on a envahi, soumis, imposé une tutelle et une loi ; mais bon, les routes, les écoles, les hôpitaux, ce sont tout de même des apports indéniables… Alors rappeler le rôle en partie positif de la colonisation, après tout, pourquoi pas. Des idées plutôt vagues, décidément.
Aujourd’hui, en ayant vu cette perte immense de culture et d’éducation, j’ai l’impression que cent ans de colonisation, puis cinquante ans de soutien actif de la France1 aux pires dictateurs africains ont activement participé au démantèlement de cette culture. Bien sûr, tous les colons de toutes les époques ne sont pas à mettre dans le même sac, mais je crois que beaucoup de représentants de l’Etat français ont, avec une certaine continuité depuis cent cinquante ans, souhaité ou participé à la perte progressive de ce passé, de ces traditions, de ces civilisations. Et il me semble que les quelques réussites et aspects positifs de la colonisation en Afrique ne peuvent être comparées à cette perte immense.
Et pourtant, imaginez un instant : et si on leur avait fichu la paix ? Des cultures qui auraient évoluées plus par l’échange que par la soumission ; qui se seraient certainement imprégnées de valeurs occidentales, mais progressivement, et en choisissant ce qu’elles prennent et ce qu’elles rejettent… Bien sûr, les européens seraient restés « les riches » ; bien sûr l’Afrique aurait eu un complexe d’infériorité, et une course à l’argent pour se procurer les biens nouveaux ; bien sûr, le commerce occidental qui vise à acheter des matières premières en Afrique à vil prix, et à revendre d’onéreux biens manufacturés se serait aussi installé. Mais tout de même, tout l’arrière pays aurait pu assimiler cela en paix ; les structures politiques africaines se seraient unifiées progressivement, de l’intérieur et sans découpages stupides…
Bref, vous l’aurez compris, je suis un peu dans ma phase « qu’avons nous fait ? ». Je pense que la perte de culture qui effrayait Amadou Hampâté Bâ est aujourd’hui une réalité, qu’elle s’accompagne des pires maux, et que par beaucoup d’aspects, c’est de notre faute. Je pense aussi que le lieu commun de base du type « oui, mais c’est aussi de leur faute, les africains se massacrent tout le temps entre eux » est en partie vrai, mais que les pires massacres n’ont eu lieu que quand nous les avons provoqués et soutenus. Et je ne parle pas seulement d’une responsabilité collective du passé, mais bien de nous tous, vivants aujourd’hui, qui avons pendant des années avons fermé les yeux sur ce que nos gouvernements successifs faisaient en Afrique au nom de la France, en notre nom — et qui les fermons encore.
. Comme nous l’avons déjà mentionné sur ce blog, si jamais la Françafrique ne vous dit pas grand chose, jetez donc un œil à « La Françafrique », de François-Xavier Verschave, édité chez Stock. Instructif — et effarant.
Tags: culture
février 25th, 2009 at 23:00
C’est un point de vue…
février 27th, 2009 at 11:59
Effectivement, et qui est tout ouvert à discussion. D’ailleurs, c’est surtout ce que nous en voyons au Togo : je ne sais pas comment cela se passe ailleurs en Afrique. Mais j’ai des soupçons.
Je pense qu’il faut tout de même venir sur place pour se rendre compte de cette perte totale de culture de peuples entiers, en deux ou trois générations. Cela, puis se rendre compte qu’avant, il y avait vraiment quelque chose, ça attriste…
En tout cas, c’est effectivement un sujet à débat : vous êtes donc tous libres de vous exprimer (ou de décider de ne pas nourrir des trolls potentiels, ce qui se tient aussi).