* Le pays tamberma.

Posted on janvier 13th, 2009 by Elise. Filed under Non classé.


Nous vous promettions des peuples habitant les baobabs et les chateaux de sables. Il était une fois…

Dans le nord sauvage, défendus par la profondeur des terres et la chaleur aride du climat, il y a quelques décennies encore on pouvait vivre nu. Au creux de quelques vallées,à la frontière entre Togo et Bénin, les Batammaribas ne s’en privaient pas. Certains disent qu’ils étaient un peuple entier, c’est à dire libre – ils vivaient en retrait du monde (alors colonisé) et à leur manière. Les Tatas étaient leurs maisons, en terre séchée, des murs, un toit en terrasse presque crénelée, de petites tours, comme un château à la taille des enfants. Certaines tours étaient des chambres, d’autres des greniers pour les céréales qu’ils cultivaient. Les femmes pratiquaient la poterie et filaient le coton. Au marché, ils troquaient pour obtenir du sel, ou quelques autres denrées qui leur manquaient. Ils étaient différents, bercés par la tradition, et juste assez loin pour ne pas avoir encore rencontré la modernité dans sa violence. Il y avait peu de visiteurs, et de l’homme européen seulement quelques spécimens de passage ; on raconte qu’un reportage a été tourné pour Faut pas rêver en 1999… et vous, avez-vous longtemps veillé le vendredi soir en vous ennuyant un peu devant Thalassa ?

Aujourd’hui, il faut suivre une longue piste pour atteindre leurs villages. Mais les touristes ont des voitures. On s’arrête pour payer un droit d’entrée, et l’on vous propose un guide local. Vous serez promenés entre les Tatas d’un village, et l’on vous expliquera plus ou moins des bribes d’usages, entrecoupés de traditions reconstituées, parfois folklorisées à l’extrême, mais qu’importe… Vous serez également entourés d’une nuée d’habitants qui chercheront à vous vendre des objets, des services douteux ou de bons sentiments. On vous proposera d’organiser de grands rites traditionnels pour une poignée d’argent. Aujourd’hui, c’est un peuple pauvre. Les vieilles vous montrent encore leurs bijoux : une pierre blanche passée à travers la peau, sous la lèvre inférieure, mais c’est pour la photographie des touristes. Hors cette identité de conservatoire ou de formol, qu’ils gardent ou réinventent pour satisfaire le regard des autres, on peine à les deviner. Leurs enfants vont à l’école, et on dit que c’est là qu’a commencé la convoitise. On raconte que les premières fringales de monnaies frappées ont commencé avec les objets presque magiques qui se montraient entre camarades de vies et de traditions différentes. A ce jour, nous pouvons attester qu’ils ont appris à dire ce que des touristes d’Occident doivent entendre pour donner : « c’est pour acheter des médicaments à mon enfant », affirme très sérieusement un vieillard qui préfèrerait mille fois, si son enfant était malade, recourir à la médecine traditionnelle… et qui peut-être aurait raison.

Face à cette grande foire aux âmes, on se prend à douter, même de l’école, ou des médicaments pour les enfants malades. Avant, ils étaient « primitifs », si on veut appeler ainsi les peuples sans technologie et qui vivent dans peu de confort. Maintenant ils sont pauvres, et ils savent qu’il existe des riches. On dit qu’avant, on pouvait partager avec eux la saveur de leur vie et de leur univers ; mais aujourd’hui, si les voyageurs sont nombreux, soyez bien assurés qu’ils sont avant tout des porte-monnaie. On entend s’élever des plaintes : on dit que les enfants ne cherchent plus qu’à ressembler à ceux de la ville, que les traditions se perdent, qu’ils oublient déjà… Je dis en outre qu’ils ne deviendront pas de sitôt de petits hommes modernes, et qu’on peut perdre la puissance du fétiche bien des générations avant l’acquisition d’une vraie médecine.

L’intelligence telle que nous la concevons, telle que nous la développons et l’exigeons dans nos écoles, n’est pas la leur. La production d’un discours propre et rationnellement organisé leur est difficile. Ceux qui parlent parfaitement bien le français ne dialoguent pas encore comme nous. Et ce n’est pas l’affaire d’une seule génération ; une large vague d’éducation scolaire ne suffira pas à développer cela – surtout pas si c’est de l’école togolaise qu’il s’agit. Du reste, leurs maux intellectuels seront ceux que nous tentons de traiter chaque jour dans les collèges du pays éwé – comment vous dire ? On trouve moins ici, chez tous et chacun, ce que nous avons coutume, chez nous, d’appeler l’intelligence :  ces capacités rationnelles et discursives que nous identifions souvent dans notre civilisation aux fonctions essentielles et cruciales de l’esprit humain. Ils ne savent pas ce qu’ils perdent à se travestir en européens ; la culture de l’Occident, comme toutes les autres, est chose complexe qui ne se génère pas facilement chez ceux à qui on ne l’a pas transmise. On ne peut pas le leur dire de cette façon, mais ils renoncent à être différents, sans y parvenir, et souvent pour devenir des simili-imbéciles. J’ignore et j’ai un peu peur d’apprendre combien de générations il faut pour muer sans douleur son esprit en celui des occidentaux efficaces. Vous me trouvez sans doute dure, mais c’est que je me borne au constat, sans en tirer de jugement de valeur. Il est d’autres richesses humaines qu’un intellect d’homo europeanus. Ou il en serait si on ne les jetait pas par les fenêtres.

En somme, je n’aimerais pas naître ces jours-ci dans un village de là-bas. Je ne voudrais pas avoir à choisir entre devenir image d’Epinal pour le regard des autres qui payeront, ou homme déraciné, livré sans arme à une modernité impossible, et qui ne s’apprend que rarement en une seule vie.

Certains racontent qu’il aurait été possible de passer une nuit dans un des villages, avec les habitants, plutôt que de rester soumis à ce type de visite organisée, mais si c’est bien le cas, nous n’avons pas pu joindre les bonnes personnes ou entreprendre ce qu’il fallait. L’UNESCO, qui a classé le pays Tamberma – c’est à dire les villages Batammaribas du Togo – au patrimoine de l’humanité il y a quelques années, se préoccupe de proposer d’autres solutions, de ne pas enfermer ceux qu’elle classe dans la perpétuation d’une image. On propose des troisièmes voix. Elle a entrepris la construction d’une tata en béton, pour concilier modernités et formes de la tradition – mais cela ne semble ni préoccuper, ni interpeller les habitants avec lesquels nous avons pu en parler ; pour eux, l’alternative se joue toujours entre tata en terre et maison moderne : parpaings, tôle, entrée dans le monde moderne par la case moche&pauvreté, mais espoir d’obtenir un jour facilement et sans couteuse adaptation l’électricité et l’eau courante.

Il y a une chose que j’ai envie de dire maintenant : il est urgent de reconstruire le tourisme comme un travail de rencontre entre deux peuples ou deux cultures. Il est urgent que chacun soit sujet de lui-même et de l’accueil, et que personne ne travestisse plus ses rites, ses traditions, sa vie ou ses croyances en objet offert, en spectacle pour l’autre. Se vendre au regard de l’autre, renoncer au sien propre, c’est une forme de prostitution collective – c’est gênant à voir étalé, c’est laid, c’est malfaisant, et celui qui se vend comme objet s’y perd lui-même. La tâche est ardue et complexe, mais essentielle. C’est ce qu’il devrait toujours être et qu’il n’est jamais, direz-vous. Et puis quand Elise va-t-elle arrêter de nous rebattre les oreilles avec ses grands principes et son idéalisme ? Non, c’est vrai, c’est quand même fatigant, à la fin. Je vous répondrai alors que vous n’êtes pas obligés de me lire, et je continuerai avec ceux qui resteront.

***

Conclusions d’une semaine de pérégrinations à travers le Togo.

En une semaine, mine de rien, nous avons beaucoup voyagé à travers le pays. Nous avons découvert des peuples et des gens divers, des régions plus ou moins francophones, des paysages et des climats variés, souvent beaux, souvent touristique, sans corrélation nécessaire. Le Togo n’est pas un pays très visité – ce n’est ni le Sénégal, ni le Kenya. On y trouve des voyageurs occidentaux, et nous avons même rencontré un petit groupe de huit personnes en voyage organisé, mais pas de cars qui se succèderaient à une fréquence insoutenable. Globalement, pour un pays pacifique depuis des décennies, il est très peu fréquenté. Les structures touristiques s’en ressentent – ou peut-être est-ce l’inverse ? Les sites sont peu aménagés, y compris ceux qui s’adressent spécifiquement à un public de visiteurs. Certains le déplorent ; d’autres l’apprécieront. Mais ce qui me chiffone, c’est autre chose : là justement où quelques uns se disent professionnels du tourisme, tout devient vite convenu, surfait, à la limite de la falsification décomplexée.

A Kara, nous avons rencontré plusieurs personnes qui faisaient profession de guides ou responsables d’une (future ?) association (entreprise ?) de commerce équitable (vraiment ?). Mon premier constat est qu’ils fleurissent tous justement là où les parcours touristiques ont été un peu balisés, notamment par des tour operators qui passent par le nord du Togo, j’imagine en venant du Burkina. A Kara, il faut donc voir : le pays tamberma, absolument, puis les potiers traditionnels, les forgerons traditionnels, le tour des monts Kabiyés. Malheur à vous si l’ensemble ne vous intéresse pas, ou si vous voulez voir autre chose. Notamment, pour expliquer à un guide et un chauffeur que vous aimeriez aller voir, pourquoi pas, un atelier de forges traditionnelles, mais que vous n’allez pas faire le tour des monts Kabiyés avec lui, parce que vous devez voir quelqu’un à Kara au retour, et que vous n’avez pas le temps, c’est difficile. D’autre part, pour parvenir à la réserve de Sarakawa, qui ne fait pas partie des visites habituellement proposées aux touristes, il faut s’accrocher.

Au contraire, à Atakpamé, nous avons apprécié l’accueil de George, dont le tourisme n’est pas l’activité principale, mais qui connait bien sa ville, parle des traditions, et vous emmène voir des choses simples, quotidiennes, et des gens qui restent d’habitude inaccessibles aux yeux des visiteurs. Cette visite-là est moins facile, et elle demande des discours multiples de médiation et d’explication. Mais on en ressort plus riche pour comprendre sa propre ville de Kpalimé sous les surfaces impénétrables.

***

J’ai l’impression qu’il y a quelques conditions nécessaires ou fortement aidante à ce qu’un tourisme sain se développe.
Il y a d’abord la réciprocité envisageable ; mais tous les peuples ne cherchent pas forcément à connaître les autres, ou pas forcément de cette manière qui est propre à notre culture de l’individu et des loisirs, c’est à dire des activités dont le but est de l’épanouir en lui apportant une plus grande richesse intérieure ou une satisfaction immédiate (ambiguité qui entâche d’ailleurs le tourisme… )

Pour que l’échange existe, il faut que se développe une réciprocité potentielle. Mais hors égalité économique, tout devient un défi. Si les accueillants ne sont pas des visiteurs potentiels du lendemain, ils deviennent vite serviteurs. Il existe certainement des peuples qui, si les moyens en argent leur étaient acquis, ne voyageraient tout de même pas – imaginons-le un instant, dans un univers où notre civilisation reconnaîtrait la valeur sur une échelle autre que le profitage maximal possible, et où hors de notre système, on pourrait tout de même disposer de monnaies d’échanges. Problème théorique, puisqu’à l’heure actuelle, dans le monde, on est soit occidentalisé, en quête de loisirs et éventuellement de voyages, soit pauvre.

Si en revanche la différence économique est telle que les uns se vendraient pour recueillir des miette de la richesse qui passe, alors l’esclavage n’est plus si loin des comportements. Alors l’échange de regards se perd dans des buts inavoués de gains divers. Alors l’on vend à l’autre l’image qu’il est venu chercher plutôt que de le soumettre au dialogue des cultures… Alors on perd une configuration de tourisme sain (l’Office du Tourisme d’Amien cherchant à présenter au public un patrimoine qui est le sien ou celui de son voisin, plus ou moins proche, en générant de la compréhension et un travail du regard) et on entre dans une industrie du spectacle consommateur (regardez nos danses, nos rythmes traditionnels et en rentrant de la plage, passez acheter nos statuettes en vente à la boutique).

Pour moi, le problème commence bien avant les peuples reculés de pays lointains. Prague qui se vend en trois jours comme un circuit simplifié de slavitude kitsch et de châteaux qui font rêver nos regards made-in-Disney, c’est déjà problématique. Est-ce que l’industrie du tourisme a des exigences plus importante que le fait touristique ? Est-ce que la génération de profits par une activité compte plus pour nous que cette activité elle-même et sa raison d’être ? Quand est-ce qu’on cherche à y remédier ?

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