* Le temps.

Posted on mai 6th, 2009 by Elise. Filed under Non classé.


Aha. Dernier des articles-vétérans, en séjour prolongé sur mon ordinateur depuis… trop longtemps. Une idée des premières semaines : le temps d’ici, qui n’est pas le nôtre, le temps différent de journées différentes, et de vies qui, décidément, n’ont parfois pas grand chose à voir avec les nôtres. Le temps approximatif aussi, celui qui ne connait pas de subdivision plus petite que l’heure, celui ou un rendez-vous à 8 h signifie « entre 8 h et 8 h 59″ – on n’est en retard qu’à partir de 9 h. (Réalité anthropologique et linguistique.) Ah, le cliché si ancré dans l’expérience réelle : l’africain en retard. Multiples temps, donc. Lieu commun, encore.

Bon. Mais parlons du temps de chaque instant. Ca rime. Du temps comme matière ressentie, et vécue. Le temps aux fourneaux, le temps devant la télévision, le temps au bord de la route, à regarder passer les autres, sous un soleil humide. Des semaines à chercher à comprendre, à s’asseoir avec les femmes pendant ces longues heures inutiles d’être ensemble sans dialogue, en ne partageant que le temps qui passe et les activités quotidiennes. Longues expériences, conviction ancrée de ne pas « perdre mon temps », tout ça pour moi, un peu pour vous aussi : ferme intention d’écrire un jour cet article. Un jour.


Et puis, vous savez, la paresse…

Je rassemble donc mes souvenirs d’expériences déjà plus toutes fraîches, et j’y viens.

Partons un instant en visite à la cuisine, ou plutôt au foyer, autour du feu de charbon. C’est là que, pour moi, tout commence. Au foyer, chez nous, il y a Clémentine, Caca, souvent Daniel en train de jouer, la « vieille », et parfois – de plus en plus rarement – moi. Inutile de vous dire que tout ce monde ne sert pas à grand-chose. Clémentine cuisine. Caca joue la bonne à tout faire. Ce n’est pas qu’il faille quatre mains, mais Clémentine n’a pas envie de se lever. Les autres… sont là. Non qu’ils soient incapables : en l’absence de Clémentine, l’arrière grand-mère peut préparer les repas. Non qu’ils n’aient rien d’autre à faire et qu’ils soient heureux de venir s’y amuser : ne nous trompons pas, il s’agit d’un devoir, et l’on me regardait de travers, dans les premiers temps, si je ne prenais pas la peine d’être présente à la cuisine commune. Franchement, tous les jours, pendant plusieurs mois, je ne peux pas : je m’ennuie. Rien d’intéressant ne se dit. On ne me laisse pas aider par une participation active. Je pense à tout ce que j’ai à faire, que je devrais ou pourrais faire… Je tiens quelques jours en appréciant le rythme reposant – et encore, si j’accepte de me prêter au jeu. Quelques semaines en prenant sur moi pour faire plaisir aux gens. Ensuite, c’est trop de conflits avec les aspirations profondément inscrites en moi.

Ici, quand il y a du travail pour un, il y en a pour tous. On est heureux de s’asseoir à plusieurs, même si l’unique ordinateur impose sa loi restrictive d’un seul travailleur à la fois, et après tout, tous ces camarades autour, ça donne forcément du courage. C’est normal. C’est bien. Ce n’est jamais un problème, en tout cas. L’idée que moi, ou d’autres volontaires en l’occurrence, puissent dans ces conditions se considérer comme inutile, estimer qu’ils ont mieux à faire ailleurs, et s’en aller – étrangeté incompréhensible du Yovo. D’ailleurs, les salariés sont payés pour leur présence chaque jour, non ? Pas pour le travail abattu, en tout cas. d’ailleurs, on se demande bien comment on le décompterait ? Je ne veux pas dire que les gens sont paresseux : ils peuvent rester beaucoup plus longtemps s’il y a une mission à finir, aussi bien qu’arriver en retard sans que ce soit grave. Ils peuvent travailler beaucoup. Seulement, pas vite.

Chez nous, vous avez du remarquer à l’occasion, on planifie. On organise. On cherche à gagner du temps. A tasser le plus d’activités possibles dans chaque durée. On fait parfois deux choses à la fois – on ne perd pas son temps, enfin. C’est parfois un peu stressant, il faut le dire : mille chose en tête, une pression mince mais permanente. Cela dit, c’est efficace. Difficile de s’en défaire : pour nous, pour moi, être efficace, « gagner du temps », pouvoir faire plus de ce que je voulais, ça compte.

Ici, non. D’abord, cette idée d’en faire le plus possible, c’est étrange. Quand ils ont fini ce qu’ils avaient à faire, les gens, ici, ne font rien. Ils s’asseoient. Ils regardent le monde : la route, les autres, ou la télévision. Ils « sont là », comme on dit. Et puis, du coup, s’angoisser, juste pour finir plus vite ? Très peu pour eux. Une seule chose à la fois. Et puis, on n’est pas pressé – il faut attendre, si on doit attendre. Respirer, vivre chaque instant, qui est un moment de vie, et pas seulement de production. Sincèrement, c’est reposant, à l’intérieur. On est là, on est ensemble le plus souvent, et on ne pense pas toujours à ce qu’on doit faire, avant, ou après… On fait une chose seulement, et pour le reste, on est tranquille. Le reste, c’est de l’agitation exagérée, presque névrotique, c’est renoncer à la saveur de l’instant pour… quoi ? Quelques minutes, quelques heures ? Pourquoi faire ? Pour faire bonne impression : avoir l’air « bien organisé » dans les termes du blanc ? Chez les jeunes, dans les grandes villes, on remarque des aspirations de ce genre – pas toujours couronnées de succès, d’ailleurs – mais chez la plupart des gens que nous rencontrons, non.

Pour ma part, je ne tiens pas plus de quelques jours dans cette attitude. De même, ai-je l’impression, que tous ceux qui ont vécu, même quelques années seulement, en Occident et vraiment à l’occidentale : les manières modernes des blancs, c’est contagieux, et ça admet peu de retour en arrière. Peut-être parce qu’une fois développées les facultés de faire mille choses plus vite et à la fois, ce n’est plus si difficile de vivre plus efficacement ? Peut-être parce que la tentation d’en faire plus, quand on a goûté à cette spirale de la tentation toujours plus grande, de *faire* plus, autre chose, de *gagner du temps* pour tout ce qu’on « veut faire »… je ne porte pas de jugements de valeur (la plupart du temps, et sauf crise d’agacement). Après tout, j’aime bien la tranquillité qui donne un autre goût à la vie, et dans laquelle on se sent plus la place d’exister. Mais je ne supporterais pas moi-même, à long terme, de renoncer à tous les projets parfois égoïstes, parfois altruistes, qui occupent mon temps, demande que « ça avance », et s’écartent des seules tâches que m’assigne le quotidien rudimentaire, neutre, minimal. Chez moi, on progresse, on vise le mieux, on invente, on crée, on considère l’incapacité à faire plusieurs choses à la fois, efficacement et vite, comme une infirmité – et on s’assigne peut-être plus que ne le voudrait un petit bonheur de l’exigeance minimale, et de la vie juste au plancher des besoins. Quant à l’équilibre… gros défi, et pas tout à fait à l’ordre du jour de nos valeurs collectives, je crois.

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