* Rapports de force.

Posted on janvier 21st, 2009 by Elise. Filed under Non classé.


Nous évoluons chaque jour dans un milieu scolaire différent de ceux d’Europe, et qui ne repose pas sur les mêmes valeurs. Ici, on punit les élèves, petits comme grands, à coups de bâton. Au début, j’avais les mêmes a priori que tout le monde, plutôt négatifs et assez vagues. Puis, j’ai trouvé qu’en fait, les élèves s’y faisaient, et que s’il n’y avait jamais d’excès, il ne s’agissait pas de les rouer de coups ou de les blesser. C’est seulement petit à petit que les problèmes réels et profonds apparaissent. Ce sont d’abord les excès, qui finissent toujours par exister : les enseignants qui frappent dès qu’un élève au tableau se trompe, ou dès qu’ils ne s’expriment pas en assez bon français pour satisfaire les (maigres exigences des) adultes ; le surveillant qui se laisse emporter et qui frappe – sur dénonciation, donc information incertaine et invérifiable – une petite jusqu’à ce qu’elle se retrouve roulée par terre en pleurant… ça n’arrive pas souvent, mais ça arrive. Et à vrai dire, à force de voir ce système fonctionner, il me semble que le pire, ce ne sont pas les quelques abus auxquels on finit par assister, c’est l’ensemble du système dont le bâton n’est qu’un symptôme. Certains enseignants, même ici, en ont conscience, et ce sont eux qui le disent : l’enseignement fonctionne par intimidation, depuis l’inspecteur jusqu’au enseignants, puis aux élèves. Il ne s’agit pas d’exercer sur les élèves une autorité qui permette de les faire travailler et de leur inculquer des valeurs morales ou éducatives ; il faut seulement les effrayer suffisamment pour qu’ils se fassent discrets (et parfois sournois), qu’ils s’enfuient quand arrive un adulte, mais qu’au moins ils restent silencieux et n’embêtent pas les enseignants. Il en résulte un monde très violent, peuplé de souris apeurées qui ne répondent jamais, ne viennent pas poser de questions quand il n’ont pas compris, et considèrent comme une victoire de n’avoir pas été remarquées par les adultes une seule fois dans l’année. J’ai obtenu au bout de quelques semaines qu’ils participent dans mon cours, qu’ils lisent à haute voix et s’expriment, ce qui me semble nécessaire pour un bon apprentissage du français. En revanche, ils ne comprennent toujours pas ce que j’essaye de leur dire sur l’honnêteté, sur l’équité, ou toute sorte de notions que je suis bien la seule à prendre en compte.

Il y a apparemment des voix qui s’élèvent contre l’usage du bâton. J’ai entendu très tôt les enseignants se taquiner avec des phrases du type : « l’usage du bâton doit rester à l’extérieur de la salle de classe » ; puis j’ai commencé à remarquer des allusions à « ces gens-là, depuis qu’ils ont introduit les droits de l’enfant », ou encore « oh, maintenant, avec les droits de l’enfant, là »… manifestement, ce sont des idées qui viennent de l’étranger, par les grands organismes internationaux, les campagnes de l’UNICEF… Et j’ai fini par apprendre fortuitement qu’en réalité, l’usage du bâton était interdit dans les écoles du Togo, mais que certains inspecteurs étaient en désaccord avec les consignes officielles, et l’encourageaient. A Kpodzi, le directeur revendique l’usage des coups, et ils constituent l’unique punition – ou presque : quand j’ai posé avec insistance la question à plusieurs personnes, on m’a affirmé qu’il n’y avait pas d’autres sanctions ; il y a une semaine, j’ai cependant appris par hasard qu’on pouvait les faire revenir pour sarcler ou effectuer d’autres travaux d’entretien l’après-midi ; mais le surveillant prétend que c’est trop compliqué, beaucoup plus difficile, qu’il vaut mieux les taper, etc. En revanche, à Zomayi, par exemple, frapper les élèves n’est qu’une punition, parmi d’autres également autorisées. Et une volontaire qui travaille à Agou m’a parlé du nouveau directeur qui, là-bas, a interdit le bâton, et met en places d’autres types de punitions : retenues, travaux d’intérêt général, etc.

Quant aux résistances, elles sont très simples. D’abord, il y a un fait incontestable : on ne peut pas supprimer le bâton du jour au lendemain et espérer que le système continue à tenir. C’est une mutation qui demande des efforts et du temps ; il faut mettre en place d’autres sanctions, les utiliser d’abord en alternance avec les coups, faire en sorte que les élèves prennent l’habitude de les craindre et de les considérer comme des réprimandes significatives, puis diminuer l’usage du bâton. C’est compliquer beaucoup les choses et se donner bien du mal. Mais surtout, le vrai problème est que l’usage de la violence n’est pas le propre de l’école.

Plus largement, dans toute la société, la forme de l’autorité différe sensiblement de la nôtre. Quand un parent togolais a l’autorité sur ses enfants, ce n’est pas pour assurer le bien de l’enfant en lui imposant les limites qu’il ne sait pas encore se mettre de manière autonome ; laissez de côté toute idée de ce genre que vous pouvez avoir. Ici, il y a une hiérarchie de ceux qui peuvent donner des ordres. Plus vous êtes bas dans la pyramide, et plus vous effectuerez de travaux ménagers, de services divers – et ce, bien sûr, sans aucun souci de répartition entre les enfants d’une même famille. Celui qui commande fait exécuter à l’autre ce qu’il veut, et voilà. Vous trouvez que c’est violent ? Nous aussi. On raconte parfois que c’est pour apprendre aux enfants à se débrouiller, et il est vrai que Carine, à 5 ans, sait aider ou exécuter (quoique plutôt mal) la plupart des tâches ménagères. Mais le phénomène dépasse de loin en quantité ce qu’il faut pour apprendre, et remplit surtout des fonctions de (non-)répartition : dans une famille où il y a trois filles, la benjamine passera sa vie à obéir à sa mère et ses soeurs, par exemple, et à effectuer toutes les corvées qu’il faudra, des plus pénibles au plus mesquines – « va me chercher mon sac » demande une grande soeur à la petite, qui arrive en courant de l’autre bout de la maison, prend le sac qui est à deux mètres de la grande soeur, le lui apporte, puis repart : scène ordinaire et normale.

Du reste, entre les gens en général, on vit aussi plus d’agressivité. Il y a deux sortes de relations : celles où l’on ne peut pas se permettre de critiquer, et où l’on se tait – au moins tant que l’autre est là – et celles où l’on s’en donne le droit, c’est à dire toutes les autres… quand vous roulez à vélo, vous entendez des gens vous jeter chacun son point de vue sur la manière dont vous devez roulez, et étant donné leur ton, je pense que s’ils le font en restant polis, c’est uniquement parce qu’on ne peut pas insulter si facilement une blanche. Quand on frappe un élève durement et qu’il a les yeux remplis de larmes, le reste de la classe rit aux éclats. Quand, à la maison, Daniel pleure pour une raison quelconque, Caca s’en amuse, et inversement. Le tact, l’attention à l’autre qui va entendre vos paroles, cela n’existe pas, ni même l’attention à l’autre que vous allez déranger : on vous fera venir à 6 h 45, celui qui a fixé le rendez-vous sera en retard, vous dira en arrivant qu’on commence l’activité à 8 h, puis s’attend à ce que vous restiez jusqu’à midi, alors que vous aviez précisé n’être disponible que jusqu’à 10 h dernier délai, et qu’ils vous avaient assuré que vous ne seriez pas dérangé plus tard. La considération de l’autre, dans ce pays où tout le monde passe son dimanche à la messe ou au culte, n’existe pas. Je finis par dire aux enfants qu’il ne sert à rien d’aller à la messe s’ils ne font pas ensuite d’efforts envers leur prochain, en me disant qu’au moins c’est un langage qu’ils comprennent, et que si c’est seulement à travers la religion qu’ils peuvent comprendre la morale, c’est toujours mieux que de continuer comme ça. Cela dit, on voit assez bien d’où viennent ces traits, dès l’éducation. Personne n’essaye d’apprendre aux enfants à respecter les frères et soeurs, ni ne leur donne les moyens de canaliser leur aggressivité. Pas de jeux de sociétés, pas de contes ou d’histoires, pas même de musique, si ce n’est les rythmes des djembés, qui servent à danser lors de grandes fêtes, mais les enfants y participent rarement. Quand Daniel frappe Caca, il n’est pas rare d’entendre Clémentine dire à Caca qu’elle doit se défendre et le frapper aussi. Au début, je m’offusquais. Maintenant que je connais mieux la famille, je me réjouis qu’on ne dise pas à Caca de se laisser frapper car elle est une femme et doit obéir… je pense que si Clémentine ne le dit pas, c’est seulement parce qu’elle considère Daniel (3 ans, rappelons-le) comme, je cite un « voyou » et un « salaud » (sic).

On ne peut s’empêcher de se demander si les racines historiques de cet état sont bien lointaines… Dans l’éducation traditionnelle, il y avait des contes, des mythes, une transmission orale des savoirs, savoir-faire et savoir-vivre. Il y avait des rites, des passages d’initiation. En somme, on se demande si cette éducation et cette société de la dureté et de la violence ne sont pas un état récent et qu’on espère transitoire, après la perte d’une certaine société, noyée dans des vagues de modernité, mais sans l’apprentissage d’autres valeurs et d’autres façons de faire, tels qu’ils régulent par exemple notre culture européenne. Un genre de processus de modernisation qui aurait mal tourné ?

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